Le freinage de la mobilité de l’Europe de l’Est
La nouvelle législation sur le transport routier de marchandises, qui limite l’accès des entreprises de l’Europe de l’Est aux marchés de l’Europe de l’Ouest, est perçue par de nombreux citoyens des « nouveaux » Etats membres comme un moyen de les empêcher de profiter du marché unique.
Le freinage de la mobilité de l’Europe de l’Est
La nouvelle législation sur le transport routier de marchandises, qui limite l’accès des entreprises de l’Europe de l’Est aux marchés de l’Europe de l’Ouest, est perçue par de nombreux citoyens des « nouveaux » Etats membres comme un moyen de les empêcher de profiter du marché unique.
« Nous assistons aujourd’hui à une grande tragédie. » En prononçant ces mots, Peter Lundgren, un eurodéputé suédois, ne parlait ni des conséquences du Brexit (saga dramatique du moment au sein de l’UE) ni de l’incapacité de l’Europe à intervenir et à empêcher une guerre civile sanglante en Syrie.
Son mécontentement était dû à une toute autre chose : le vote du 27 mars rejetant les amendements au Paquet Mobilité 1, mesure de l’UE encadrant les horaires et les salaires des chauffeurs routiers internationaux. Ces amendements ont finalement été adoptés une semaine plus tard.
A priori, il ne s’agit pas là d’un sujet pouvant susciter un ton aussi dramatique. Cependant, le Paquet Mobilité 1 a été une des mesures les plus controversées de l’UE ces derniers temps. Elle n’a pas été aussi médiatisée que la réforme sur les droits d’auteur car celle-ci mettait en avant la volonté de Bruxelles de contrôler les grandes multinationales comme Google et Facebook. De même, les débats n’ont jamais atteint le même niveau que ceux sur les migrants. Mais il y a deux ans, la Commission européenne a proposé ces nouvelles règles relatives au transport routier des marchandises et celles-ci ont créé un fossé entre les pays européens de l’Est et de l’Ouest, mettant en évidence une nouvelle fois l’écart entre les pays les plus influents qui essayent de protéger leurs emplois bien rémunérés et les pays de l’ancien bloc soviétique qui s’efforcent de les rattraper coûte que coûte.
Les tenants et les aboutissants du Paquet Mobilité
Pour résumer, ces nouvelles règles vont limiter l’accès des entreprises de l’Europe de l’Est aux marchés de l’Europe de l’Ouest qui paient mieux. Les transporteurs devront s’assurer que les chauffeurs routiers rentrent chez eux et se reposent toutes les quatre semaines minimum (le Parlement européen a également soutenu un amendement qui les obligerait à rentrer en camion). En d’autres termes, les entreprises opérant depuis des pays périphériques tels que la Bulgarie ou la Lettonie ne pourront travailler de façon continue que pendant deux semaines sur les marchés allemand et français, très lucratifs. De plus, les chauffeurs routiers devront être payés selon le salaire minimum du pays où ils se trouvent (si ce dernier est plus élevé que celui de leur pays d’origine), privant ainsi les transporteurs et les chauffeurs routiers de l’Europe de l’Est de leur avantage comparatif en matière de coûts.
Les entreprises de l’Europe de l’Est bénéficient d’une main d’œuvre relativement abordable parce que les cotisations sociales y sont moins élevées et que leurs chauffeurs routiers sont prêts à passer de longues heures sur la route, parfois même pendant 3 mois d’affilée. Ce dur labeur va de pair avec d’autres inconvénients de taille pour les chauffeurs routiers qui ne dorment pas à l’hôtel mais dans leurs cabines et il est monnaie courante qu’ils ne voient leurs familles que tous les trois mois, période après laquelle la législation actuelle les contraint de prendre leurs congés obligatoires. Néanmoins, ces emplois sont prisés car ils sont bien rémunérés par rapport aux autres emplois disponibles dans les pays d’origine de ces chauffeurs.
Doit-on empêcher les travailleurs d’accepter de leur plein gré des emplois pénibles ?
Les gouvernements, les syndicats et les entreprises de l’Europe de l’Ouest s’accordent à dire que « oui ». Selon eux, les chauffeurs routiers seraient exploités par leurs employeurs qui refusent de respecter les même normes sociales contraignantes en vigueur en Europe de l’Ouest.
Les gouvernements et les entreprises d’Europe de l’Est affirment le contraire car, selon eux, la libre concurrence doit permettre à chacun de défendre ses propres intérêts et de donner aux chauffeurs routiers de l’Est l’opportunité d’avoir des salaires aussi élevés que les chauffeurs routiers de l’Ouest.
Pour les membres de « l’alliance du routier » (Autriche, Belgique, France, Allemagne, Italie, Luxembourg, Suède et Norvège), le Paquet Mobilité 1 permettra d’éviter la concurrence déloyale liée au dumping social dont profitent les entreprises basées dans des pays ayant des salaires et des normes sociales moins élevés. Dans sa lettre adressée récemment aux citoyens européens, Emmanuel Macron a dépeint l’image d’une Union européenne plus forte et redynamisée mais a minimisé l’importance du marché unique dans le bloc, écrivant: « Un marché est utile, mais il ne doit pas faire oublier la nécessité de frontières qui protègent et de valeurs qui unissent. »
L’alliance informelle des pays d’Europe centrale (une coalition à géométrie variable composée notamment de la Pologne, la Bulgarie, la Lettonie, la Lituanie, l’Estonie, la Hongrie et la Roumanie) ne partage pas du tout cet avis. Selon elle, cette réglementation est un nouvel exemple de politique protectionniste déguisée en préoccupations relatives au respect des droits sociaux et ayant pour but d’empêcher la libre concurrence entre les entreprises d’Europe de l’Est et de l’Ouest. « J’ai l’impression que “la concurrence libre et non faussée” ne marche que dans le cadre des implantations des entreprises occidentales chez nous et que, lorsque les entreprises d’Europe centrale veulent faire des affaires en Europe de l’Ouest, on parle automatiquement de concurrence déloyale et de dumping social », a déclaré l’eurodéputé socialiste bulgare Peter Kouroumbashev exprimant les sentiments partagés par beaucoup d’européens de l’Est.
Cependant, il semblerait que le Paquet Mobilité entrera bientôt en vigueur et ce malgré l’opposition des pays de l’Europe de l’Est. Il a été adopté dès la première lecture par le Parlement et le Conseil européen. Les deux institutions devront trouver un compromis après les élections européennes de mai, qui verront émerger une nouvelle majorité au Parlement.
L’Ouest contre l’Est
Les passions, pourtant, ne s’estompent pas et les divergences de points de vue continueront à envenimer les relations entre les Etats membres de l’Ouest et de l’Est.
La Commission européenne avait proposé le Paquet Mobilité 1 en 2017 après que certains pays, notamment l’Allemagne et la France, aient adopté des lois pour restreindre les activités des entreprises d’Europe de l’Est sur leurs marchés. La Commission européenne avait engagé des actions en justice contre l’Allemagne et la France en 2016 dans le cadre de son rôle de gardienne des traités, en soutenant que « l’application systématique de la législation sur le salaire minimum imposée par la France et l’Allemagne à toutes les opérations de transport qui touchent leurs territoires respectifs restreint de manière disproportionnée la libre prestation des services et la libre circulation des marchandises ». Plus tard, la Commission européenne a tout de même tranché en faveur de « l’alliance du routier » en adoptant toutes les mesures proposées par les huit Etats membres. Cette réglementation est soudainement rentrée dans le cadre de la politique de l’exécutif européen appelée « une Europe qui protège ».
Le rétropédalage de la Commission européenne est en grande partie dû au Brexit. Le référendum du Royaume-Uni pour sortir de l’UE s’est déroulé quelques semaines après le début des procédures d’infraction contre l’Allemagne et la France et a incité Bruxelles à agir contre toute source avérée ou apparente de mécontentement des Britanniques par rapport à l’Europe. La migration et la concurrence déloyale de la main d’œuvre d’Europe de l’Est représentaient deux des principaux sujets brûlants identifiés.
Après avoir fait face à des sentiments europhobes en Allemagne et en France, la Commission européenne s’est dépêchée de faire taire les rumeurs d’un éventuel Frexit en dotant Macron d’une arme puissante pour lutter contre ses adversaires lors de l’élection présidentielle de 2017. Au lieu de se battre contre les dispositions de la loi Macron qui introduisait un bon nombre de mesures perçues comme contraires à la lettre et à l’esprit du marché unique, la Commission européenne a décidé de les accepter à peine quelques jours après les élections présidentielles françaises, une curieuse coïncidence – corroborant les arguments de campagne de Macron sur le dumping social et lui offrant un premier succès rapide juste après son investiture.
Ce concours de circonstance a été mal accueilli par les pays d’Europe de l’Est. A l’heure actuelle, les règles plus ou moins libérales du marché commun ont contribué à une hausse du PIB par habitant de la Roumanie de plus de 60 % depuis 2006 et la République Tchèque est d’ores et déjà plus riche que le Portugal. Par conséquent, toute mesure freinant ce processus de rattrapage économique est perçue comme un affront par la plupart des gouvernements d’Europe de l’Est. Alors que des mesures comme le Paquet Mobilité permettent d’apaiser les tensions à l’Ouest, elles attisent les sentiments europhobes à l’Est.
Au cours des dix dernières années, les pays les plus influents ont pointé du doigt le fait que les impôts et les salaires soient inférieurs dans les nouveaux Etats membres en les accusant de dumping social. Ainsi, les gouvernements des pays d’Europe centrale craignent que de nouvelles mesures soit proposées concernant l’harmonisation fiscale et le salaire minimum. Et en théorie ces mesures pourraient sembler saines, mais en réalité elle ne feront que s’inscrire dans la continuité du Paquet Mobilité 1, inhibant le potentiel de croissance des nouveaux Etats membres et causant une nouvelle fuite des cerveaux.