L’Europe issue des urnes est plus fragmentée que jamais
Au cours des cinq prochaines années, l'Union européenne sera plus fragmentée que jamais, estime le politologue Cas Mudde. Ce phénomène est la principale leçon à tirer des récentes élections européennes. Cependant, et contrairement au discours dominant de la dernière décennie, les anciens blocs centristes ne sont pas confrontés à une pléthore de partis et de groupes populistes anti-système.
L’Europe issue des urnes est plus fragmentée que jamais
Au cours des cinq prochaines années, l’Union européenne sera plus fragmentée que jamais, estime le politologue Cas Mudde. Ce phénomène est la principale leçon à tirer des récentes élections européennes. Cependant, et contrairement au discours dominant de la dernière décennie, les anciens blocs centristes ne sont pas confrontés à une pléthore de partis et de groupes populistes anti-système.
C’est un peu comme un anti-crescendo. Les élections européennes de 2019 n’ont pas apporté ce que les médias nous avaient promis, à savoir une prise de pouvoir de l’Union européenne, ou du moins du Parlement européen, par les populistes et ils sont donc rapidement passés à autre chose. Il y avait bien quelques articles décrivant un “pic de populisme” ou une “vague verte” , et même Fareed Zakaria, le porte-parole parfait de l’opinion des élites, n’a pas pu aller plus loin qu’une fade tirade sur “la fin des crises de l’Occident” et sur “la colère populiste qui demeure.”
Pourtant, les élections européennes de 2019 ont été intéressantes tant par les continuités que par les changements qu’elles ont apportés. A bien des égards, elles confirment les tendances récentes au niveau européen, tant au sein de l’UE qu’au sein des Etats membres. Je me concentrerai ici en particulier sur les principales similitudes et différences concernant les élections européennes de 2014 et ferai valoir que les élections européennes de 2019 ont créé un Parlement européen encore plus fragmenté, ce qui rendra encore plus compliqué le fonctionnement de l’UE, malgré la nécessité et l’urgence de profondes réformes.
Poursuite des tendances de 2014
L’histoire principale des élections européennes de 2014 a été, ou aurait dû être, la fragmentation du système politique, conséquence logique de la fragmentation actuelle dans la plupart des pays. Aujourd’hui, seuls six des 28 États membres de l’UE (21 % de l’ensemble) ont un parti qui obtient plus d’un tiers des voix (contre dix en 2014), tandis qu’une faible majorité (16) seulement a un parti qui a obtenu au moins un quart des voix. Seule Malte conserve deux partis avec plus de 33 % des voix – en Pologne, l’un des deux est constitué une coalition de partis – alors que dans 16 pays (57 % de l’ensemble), les deux plus grands partis réunis ne sont pas parvenus à obtenir la majorité des voix.
Les élections de 2019 ont également confirmé le déclin du soutien aux “partis piliers” de l’UE, c’est-à-dire les partis de centre-droit qui adhèrent au Parti populaire européen (PPE) et les partis de centre-gauche du groupe des Socialistes et démocrates (S&D). Bien que certains partis continuent d’entrer et de sortir des différents groupes politiques et que de nouveaux groupes pourraient être formés (par exemple, l’Alliance des peuples et nations européens du leader de la Ligue italienne Matteo Salvini), tandis que d’anciens groupes pourraient disparaître (par exemple, l’Europe de la liberté et de la démocratie directe du chef du Brexit Party Nigel Farage), le PPE et le S&D ont perdu environ 35 sièges, ce qui représente quelque 18 % du nombre total de leurs sièges dans la législature précédente. Plus important encore, et comme attendu, les deux groupes ont perdu leur majorité au Parlement européen.
Enfin, les élections de 2019 ont montré que les élections européennes continuent à avoir une importance secondaire pour les élites et les masses européennes. Les campagnes électorales ont une fois de plus été indigentes et le peu qui a été fait s’est surtout concentré sur les questions nationales plutôt qu’européennes. Très souvent, ce sont les dirigeants des partis nationaux qui ont été interviewés ou invités à débattre, plutôt que les candidats en tête des listes des partis européens. Le Premier ministre néerlandais Mark Rutte, qui avait déjà découragé le vote à la veille des élections de 2014, a déclaré qu’il estimait que les élections européennes n’étaient “pas si importantes”. Au Royaume-Uni, où des élections européennes ont été organisées à la dernière minute, il n’y a littéralement pas eu de campagne, sauf pour le nouveau venu , le Brexit Party.
Quid de la hausse de la participation ? vous entends-je déjà demander. Effectivement, le taux de participation a augmenté, pour la première fois depuis que le Parlement européen est élu au suffrage universel, en 1979. Ce qui a fait dire triomphalement au puissant secrétaire général la Commission européenne Martin Selmayr que “Le vrai gagnant de cette élection est la démocratie”. Les observateurs ont applaudi l'”énorme hausse du taux de participation ” (8 %), exaltant ainsi une participation moyenne d’à peine 51 % pour l’ensemble de l’UE – qui n’aurait pas dépassé les 50 % si le vote n’était pas obligatoire dans trois pays (en particulier la Belgique et le Luxembourg).
Il semble également tiré par les cheveux de prétendre que l’augmentation du taux de participation prouve que “l’Europe a été un sujet qui a fait l’objet de plus en plus de discussions et que les gens étaient plus engagés”, comme a ajouté Selmayr. Le taux de participation a augmenté le plus en Autriche (+12,1 %), en Allemagne (+13,5 %), en Hongrie (+14,5 %), en Pologne (+23 %), en Roumanie (+18,9 %) et en Espagne (+18,4 %). Cinq de ces six pays ont une politique nationale très polarisée, ce qui explique beaucoup plus probablement la mobilisation accrue. Cela ne veut pas dire que l’augmentation de la participation n’est ni positive ni réelle, mais plutôt qu’elle n’entame que légèrement l’image de désintérêt général pour la politique européenne, tant au niveau des élites que des masses.
Briser la tendance
Les élections européennes de 2019 ont également été marquées par au moins deux ruptures importantes par rapport à la tendance précédente. D’abord et avant tout, cette fois-ci, les gains ont été répartis de façon beaucoup plus égale entre les partis anti-système et pro-système. Alors que les partis populistes étaient clairement gagnants en 2014 et (quoique dans une moindre mesure) en 2009, ils ont réalisé des gains plus modestes en 2019. En outre, les pro-système, les Verts/Alliance libre européenne (Verts/ALE) et, en particulier, l’Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe (ADLE), ont également été parmi les grands gagnants, avec respectivement 23 et 41 sièges de plus que dans le Parlement sortant (dont En Marche, d’Emmanuel Macron).
Fait intéressant, alors que les médias sont partout sur la “Vague Verte”, les libéraux ne bénéficient pas de la même cote d’amour. Plusieurs médias internationaux saluent l’”élan ” vert et la “révolution tranquille ” qui va “transformer la politique énergétique“. Certains présentent même les Verts comme “une réponse au changement climatique – et à l’extrême droite “. Peut-être qu’ils le sont, mais jusqu’à présent, cette réponse n’est (modérément) populaire que dans les Etats membres d’Europe nord-occidentale. Les Verts ne connaissent pas “une étonnante montée en puissance en Europe”, car ils sont presque totalement absents de l’Europe de l’Est et du Sud. A l’exception de la Lituanie, les quelques membres élus des partis Verts/ALE de ces régions ne sont pas des environnementalistes mais des régionalistes et des membres du Parti pirate (en République tchèque). Mais même dans le Nord-Ouest, les Verts sont au mieux une force politique de taille moyenne… ils ne sont le plus grand parti dans aucun Etat membre de l’UE et le deuxième uniquement en Allemagne.
Les Libéraux, en revanche, sont bien davantage une force politique paneuropéenne. Tout d’abord, des partis de l’ADLE ont remporté des succès dans toute l’Europe, de Venstre au Danemark à Ciudadanos en Espagne et des Libéraux-démocrates au Royaume-Uni à la Coalition Alliance 2020 en Roumanie. Deuxièmement, ils ont des Premiers ministres dans plusieurs Etats membres de l’UE (dont la République tchèque, la France et les Pays-Bas), ce qui leur donne une voix au Conseil européen (plus puissant) et à la Commission européenne. En fait, les libéraux essaient d’utiliser leur nouveau pouvoir politique pour peser plus lourdement sur les postes-clé à Bruxelles.
Non seulement les populistes ont dû partager les feux de la rampe avec les Verts et les Libéraux, mais leurs progrès ont été beaucoup plus modestes que prévu – même si ces prévisions ont été gonflées par l’engouement des médias. De plus, les gains réels n’étaient pas pour *les* populistes dans leur ensemble, mais pour une catégorie particulière de populistes. Les partis populistes de gauche comme Podemos en Espagne et Syriza en Grèce, qui avaient fait une percée remarquable en 2014, n’ont pas répété l’exploit en 2019, au contraire, tout comme leurs camarades plus petits, de la France Insoumise au Parti socialiste néerlandais.
Cette fois, les populistes qui l’ont remporté étaient clairement du côté droit du spectre politique, et en particulier à l’extrême droite. Les partis populistes d’extrême droite ont considérablement accru leur présence au sein du Parlement européen, par rapport aux élections de 2014 notamment. Il y avait plusieurs raisons. Premièrement, pour la toute première fois, les partis populistes d’extrême droite ont remporté de gros succès dans plusieurs grands Etats membres de l’UE (notamment en Italie, en Pologne et au Royaume-Uni). Deuxièmement, et dans le même ordre d’idée, plusieurs grands partis et politiciens conservateurs se sont transformés en partis et politiciens populistes d’extrême droite entre 2014 et 2019. C’est le cas notamment de Viktor Orbán et de son Fidesz en Hongrie, et de Jarosław Kaczyński et son Droit et Justice (PiS) en Pologne, mais aussi de Nigel Farage et son Brexit Party au Royaume-Uni. Troisièmement, enfin, la droite populiste radicale a élargi sa base dans la plupart des pays, grands et petits, même si cela signifiait parfois qu’un parti plus ancien était remplacé par un parti plus récent – comme aux Pays-Bas, avec le Parti de la liberté de Geert Wilders (sorti du Parlement européen) et le Forum pour la démocratie de Thierry Baudet (rentré). Même l’extrême droite a marqué des points, notamment le Parti populaire Notre Slovaquie de Marian Kotleba (12,1%) et le Front populaire national à Chypre (8,3%), bien que les partis néonazis aient dans l’ensemble perdu deux sièges et un parti (le NPD allemand).
The Next Five Years
Au cours des cinq prochaines années, l’Union européenne sera plus fragmentée que jamais. C’est là la principale leçon de ces élections européennes. Pour la première fois dans l’histoire, le centre-droit du PPE et le centre-gauche du S&D ne contrôlent pas une majorité de sièges au Parlement européen. Cependant, contrairement au discours dominant de la dernière décennie, les anciens blocs centristes ne sont pas confrontés à une pléthore de partis et de groupes populistes anti-système. En fait, l’ADLE et les Verts/ALE sont les troisième et quatrième plus grands blocs du Parlement. De plus, même les populistes de droite restent divisés sur au moins deux, et peut-être même trois, groupes politiques.
Mais les divisions entre les différents groupes politiques à Bruxelles ne révèlent qu’une partie de cette fragmentation. Les groupes politiques au sein du Parlement européen ont toujours été une combinaison de relations idéologiques et de considérations stratégiques, mais ils sont aujourd’hui plus hétérogènes que jamais. Bien que [la discipline de vote](https://www.votewatch.eu/blog/ep2019-group-discipline-under-pressure-post-elections/) ait été remarquablement élevée – du moins au sein des grands groupes – d’autres changements au sein de ces mêmes groupes pourraient l’affaiblir. Par exemple, au sein du PPE, les partis d’Europe centrale et orientale les plus conservateurs sur le plan culturel constituent désormais trois des quatre fractions les plus importantes, tandis que trois des cinq fractions les plus importantes au sein du S&D sont issues de l’Europe du Sud, hostile à l’austérité.
Même les petits groupes eurosceptiques de droite sont loin d’être unis, comme en témoigne leur discipline de vote traditionnellement plus faible . Les conservateurs et réformistes européens (ECR) sont aujourd’hui dominés par les PiS, après le gel électoral des conservateurs britanniques, au grand dam de nombreux partis membres d’Europe occidentale. L’ENF devenu AEPN compte de nombreux fantassins mais peu de généraux, étant donné que Salvini et Le Pen ont tous deux quitté Bruxelles. Et si l’EFDDD survit, il restera un mariage opportuniste de convenance, largement absent du Parlement à l’exception des quelques discours tonitruants de Farage.
La fragmentation du Parlement européen est une conséquence logique de la fragmentation politique actuelle des Etats membres, et confirme une fois de plus que la politique européenne reste avant tout une politique nationale. Cependant, contrairement à la plupart de ses Etats membres, l’UE se trouve à la croisée des chemins, de nombreux Européens estimant qu’elle est soit trop forte, soit trop faible. Elle devra faire adopter des réformes fondamentales pour redevenir une force politique positive. C’est d’autant plus important et urgent dans le climat international actuel hostile, où l’Europe est confrontée à d’importants défis économiques et sécuritaires posés par la Chine, la Russie et même les États-Unis. Cela exige non seulement une vision politique et du courage, mais aussi de la collaboration et de la confiance. Aucune d’entre elles n’est sortie renforcée de ces élections.
https://voxeurop.eu/en/2019/2019-european-elections-5123367