L’éfficacité de l’aide européenne pour la lutte contre l’immigration africaine en question
Lancé en novembre 2015, le Fonds fiduciaire d’urgence du l’UE pour l’Afrique (FFU) devait servir à favoriser la stabilité et lutter “contre les causes profondes de la migration irrégulière et du phénomène des personnes déplacées”. Cinq milliards d’euros ont été mobilisés pour plus 250 projets dans 26 pays africains. Avec quels résultats ?
L’éfficacité de l’aide européenne pour la lutte contre l’immigration africaine en question
Lancé en novembre 2015, le Fonds fiduciaire d’urgence du l’UE pour l’Afrique (FFU) devait servir à favoriser la stabilité et lutter “contre les causes profondes de la migration irrégulière et du phénomène des personnes déplacées”. Cinq milliards d’euros ont été mobilisés pour plus 250 projets dans 26 pays africains. Avec quels résultats ?
En 2014-2015, alors que la hausse du nombre des demandeurs d’asile fuyant les guerres en Syrie et en Irak rend criante la nécessité de réformer le système d’accueil européen, les Etats membres de l’UE décident d’agir. Non pas en activant la directive sur la protection temporaire (approuvée en 2001, elle n’a été activée qu’en mars 2022 en réaction à la guerre en Ukraine ), mais en détournant l’attention sur un continent alors au centre de leurs préoccupations, l’Afrique. Divisés sur de nombreux autres dossiers, les gouvernements européens sont d’accord sur la nécessité de réduire l’immigration dite “irrégulière”, en particulier celle en provenance d’Afrique, et d’augmenter les rapatriements des personnes en séjour irrégulier sur le territoire de l’UE.
Les naufrages du 12 et 19 avril 2015 au large des côtes libyennes, dans lesquels meurent plus de 1 200 personnes, offrent le prétexte pour donner un coup d’accélérateur à ces politiques. Pour “sauver des vies en mer”, il faut externaliser le contrôle des frontières, lutter contre le trafic de migrants et encourager la coopération sur les réadmissions en mobilisant “tous les instruments, y compris dans le cadre de la coopération au développement”, lit-on dans la Déclaration du Conseil européen du 23 avril 2015.
Le Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique
Énoncées à répétition par la Commission et le Conseil au cours du printemps et de l’été 2015, ces priorités constituent la toile de fond du sommet de La Valette des 11 et 12 novembre 2015, qui réunit les dirigeants européens et africains autour de la question de la “gestion des migrations”. Un nouvel instrument financier est lancé, le Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique (FFU), avec pour objectif la lutte “contre les causes profondes de la migration irrégulière et du phénomène des personnes déplacées en Afrique”.
Ce fonds est critiqué dès son lancement, tout d’abord en raison de sa nature : institués en 2013, les fonds fiduciaires d’urgence européens sont des mécanismes financiers multi-donateurs permettant de réagir de manière souple et rapide à des situations d’urgence dans le domaine de l’action extérieure. Placés en dehors du budget européen, ils échappent au contrôle du Parlement européen, qui n’apprécie guère d’être mis à l’écart. “Cela ne m’a pas étonnée”, souligne l’eurodéputée espagnole Sira Rego, vice-présidente de la Gauche unitaire européenne/Gauche verte nordique (GUE/NGL). “Le FFU est un exemple du manque de transparence qui caractérise l’UE, au même titre que le mécanisme de la Facilité en faveur des réfugiés en Turquie ou de Frontex”.
Selon Thomas Spijkerboer, professeur de droit des migrations à la Vrije Universiteit Amsterdam, ce fonds fiduciaire est par ailleurs particulièrement problématique, car son institution repose sur la déclaration – injustifiable selon lui, mais nécessaire pour contourner la législation de l’UE en matière de marchés publics – d’une situation d’urgence dans les 26 pays africains couverts par le mécanisme. Une déclaration, explique-t-il dans une récente interview à la revue Parallax, “qui s’inscrit dans un modèle d’application des règles fondamentales (du droit de la concurrence, dans le cas présent) en Europe, mais pas en Afrique”. Ainsi, d’après les chiffres que nous a fournis la Commission, cette flexibilité aura permis d’octroyer environ 70 % des financements du FFU par le biais de procédures d’attribution directe et 30 % via des procédures de marchés publics.
Au sein du monde de l’aide au développement, c’est surtout l’objectif avoué du FFU – réduire l’immigration irrégulière en provenance d’Afrique – qui suscite l’inquiétude. Certes, “l’aide au développement a toujours été et sera toujours un outil pour les Etats – nous l’avons vu récemment avec l’Afghanistan”, remarque Tessa Coggio, qui avant de travailler pour l’ONG Relief International a consacré sa thèse de master au FFU (une version abrégée a été publiée par Migration Information Source). Mais avec ce fonds, la vision jusque-là plutôt positive de la migration comme atout pour le développement est mise à mal par l’irruption d’une approche restrictive et sécuritaire à la mobilité humaine.
Ainsi que le révèle Deutsche Welle dans son enquête sur les projets ayant reçu le plus de financements, la catégorie principale de l’attribution de ces derniers est celle liée à la gestion des migrations, avec 24 % des ressources allouées. Des projets allant du soutien aux garde-côtes libyens (malgré leur implication dans de graves violations des droits des personnes interceptées en mer et détenues en Libye) à la multiplication des retours “volontaires” des migrants, au départ du Niger de personnes évacuées de Libye ou expulsées d’Algérie.
À ce propos, “Le caractère volontaire de ces retours peut être questionné”, dénonce l’association française La Cimade , “d’autant qu’il est la condition sine qua non pour avoir accès au centre de l’Organisation internationale pour les migrations à Agadez et à ses services”). De même, le renforcement du contrôle des frontières au Maroc et en Tunisie a pour conséquence une instrumentalisation de la question migratoire par les gouvernements de ces pays, conscients du pouvoir qu’ils peuvent en tirer face à leurs interlocuteurs européens.
“Les causes profondes des migrations”
La lecture des comptes rendus des réunions du conseil d’administration du FFU, présidé par la Commission et composé par des représentants des pays donateurs et, comme observateurs, par des représentants des pays africains concernés, est à cet égard instructive. En 2018 – donc à mi-parcours du FFU – les représentants de l’UE se félicitent de la baisse des “flux migratoires” au départ de la Libye et pensent à “mettre en place des réponses rapides pour éviter la création d’itinéraires alternatifs” en Afrique du Nord. Pour leur part, certains pays partenaires – l’Éthiopie, la Guinée et la Gambie – “préféreraient que l’on s’attaque davantage aux causes profondes des migrations irrégulières”.
Bien que présentes dans le nom complet du FFU, ces causes profondes ”n’intéressent plus personne en Europe”, dénonce Mehari Taddele Maru, professeur au Centre des politiques migratoires de l’Institut universitaire européen. Au sommet de La Valette, “beaucoup de représentants de pays africains ont insisté afin que les causes profondes soient prises en compte, mais combien d’argent a-t-il été alloué à ce volet par rapport aux contrôle des frontières ?”.
Le problème ne réside pas seulement dans la distribution des financements, mais aussi dans le cadre temporel prévu par le FFU. Initialement programmé pour une durée de cinq ans (puis prolongé jusqu’au 31 décembre 2021), ce mécanisme de financement était plus adapté à des interventions de type humanitaire que de stabilisation et de renforcement des institutions locales. “Nous savons que la migration ne résulte pas seulement du fait que les gens n’ont pas d’emploi”, remarque Camille Le Coz, chercheuse au Migration Policy Institute. “Il existe de nombreux problèmes qui motivent les gens à partir de chez eux, comme la corruption, les carences de services publics… Et je pense que sur ces questions de gouvernance, il n’y a pas eu assez d’engagement ”.
Un avis partagé par Tessa Coggio. Selon elle, les programmes de formation et de réintégration sont “très importants sur le plan individuel”, mais “si vous renforcez les institutions, si vous renforcez la fourniture de services – des actions qui soutiennent les droits des personnes et améliorent leur qualité de vie, mais qui ne mettent pas nécessairement de l’argent dans leurs poches – au fil du temps, cela peut influencer de manière significative la décision d’une personne de chercher ou non une opportunité sur un autre continent”.
Mehari Maru rappelle qu’en vue du sommet de La Valette, l’Union africaine (UA) aurait voulu présenter une position commune , mais certains pays membres de l’UA, dont l’Éthiopie, le Niger, le Nigeria et le Sénégal, “ont préféré signer des accords bilatéraux avec l’UE”, attirés par les financements proposés via le FFU. “Ceci a été le résultat d’une diplomatie migratoire aggressive ”.
Divisés face aux pressions de l’UE, les pays africains ont aussi été invités à accepter un rôle mineur dans le cadre de ce nouveau programme de financement. Comme l’explique Raffaella Greco Tonegutti, experte pour la migration et le développement au sein d’Enabel, l’agence belge pour le développement, “les programmations précédentes prévoyaient une implication assez importante des parties prenantes dans les pays partenaires, dans la phase de conception et de formulation mais aussi dans la phase contractuelle. En tant qu’agence de développement, nous étions habitués à des programmes co-signés avec nos partenaires locaux.”.
De son côté Enabel, impliqué dans douze projets financés par le FFU, a essayé de prendre “au moins un an au démarrage des interventions pour assurer le dialogue avec les acteurs locaux, afin de les consulter sur le design des projets”. Le résultat est que “nous avons presque systématiquement pris du retard lors de la mise en œuvre, plutôt que de risquer de perdre le contact avec les acteurs locaux. Cela sera payant à long terme, j’en suis sûre. Et d’ailleurs la Commission a entre-temps pu mener des études et analyses qui ont mis en évidence l’importance d’impliquer les partenaires depuis la formulation des interventions, et les risques liés aux solutions trop rapides par rapport à la durabilité des résultats”.
Tonegutti tient aussi à souligner les innovations positives apportées par le FFU, notamment le fait d’avoir encouragé les collaborations entre partenaires de mise en œuvre (“cela se faisait déjà auparavant, mais pas à ce point”) ainsi qu’une approche territoriale et multisectorielle au sein des projets, “ce qui a poussé les acteurs du développement à ne pas penser en termes de secteurs (instruction, santé, infrastructure…) mais plutôt à construire des alliances autour de thématiques multidimensionnelles comme la résilience”.
Un autre aspect du FFU apprécié par de nombreux experts et acteurs du développement est l’effort déployé par la Commission en termes de transparence et de suivi des projets. “Cela n’a pas été mis en place dès le début, et c’est dommage”, remarque Camille Le Coz, “mais après les premières critiques la Commission a développé un système de suivi-évaluation, et publié des rapports réguliers sur l’avancée des projets. Cela a permis de suivre plus facilement la mise en œuvre globale du FFU”.
Le NDICI après le FFU
Au-delà de la transparence sur les données et de la disponibilité de certains résultats quantitatifs, et dans l’attente de l’évaluation finale du FFU par la Commission (attendue pour 2024 ou 2025), cette expérience a déjà porté ses fruits politiquement. Peu importe si les “causes profondes” n’ont pas été résolues et si la baisse des “flux migratoires irréguliers” n’a été que temporaire (et causée par un contrôle de plus en plus violent de la mobilité humaine en Afrique).
La “gestion des migrations” reste centrale dans le NDICI (Instrument de voisinage, de coopération au développement et de coopération internationale), le nouvel instrument financier dans les domaines de l’action extérieure approuvé pour la période 2021-2017 : 10 % du budget total de 79,5 milliards d’euros est réservé pour des projets de gestion des migrations, avec la possibilité de puiser dans une réserve de fonds non-alloués de 9,53 milliards d’euros en cas de ”circonstances imprévues”, “nouveaux besoins” ou “défis émergents”.
Un document interne de la Commission, daté de novembre 2021 et publié par le réseau Migration Control en mars 2022, confirme que le NDICI se place dans la continuité du FFU : l’accent est mis sur la flexibilité chère aux Etats membres, ainsi que sur des projets amorcés dans le cadre du fonds et qui continueront à être financés, notamment en Afrique du Nord. Le NDICI est aussi considéré comme un “outil essentiel” pour soutenir la mise en œuvre du Pacte sur la migrations et l’asile, un ensemble de propositions présentées par la Commission en septembre 2020 qui, après un démarrage difficile, a repris vie sous la présidence française du Conseil de l’UE, bien décidée à rendre plus opérationnelle la dimension extérieure des politiques migratoires et d’asile de l’UE.
De son côté, le Parlement européen s’est assuré un rôle de contrôle accru sur le NDICI, assure l’eurodéputé allemand Udo Bullmann (coordinateur du Groupe de l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates au sein de la commission du développement), qui préside le groupe de contrôle sur l’Afrique, l’un des trois groupes introduits pour suivre la mise en œuvre du NDICI (les deux autres concernent l’Asie et l’Amérique Latine).
Le cas de l’Éthiopie
Quant aux gouvernements africains, bien que sous pression, ils gardent une marge de manœuvre, comme l’illustre le cas de l’Éthiopie. Ainsi que l’explique Oxfam dans son rapport de 2020 sur le Fonds fiduciaire pour l’Afrique, l’UE s’est servie de ces financements pour pousser le gouvernement éthiopien à signer un accord informel de réadmission fin 2017 (les seuls autres accords informels de réadmission conclus par la Commission en Afrique concernent des pays bénéficiaires du FFU, à savoir la Côte d’Ivoire, la Gambie et la la Guinée). Mais en janvier 2022, dans une lettre rendue publique par Statewatch, la Commission a reconnu que les autorités éthiopiennes ne se montraient finalement pas très coopératives dans les procédures de réadmission (d’autant plus que, par rapport aux cent mille ressortissants à rapatrier chaque année d’Arabie Saoudite, les quelques centaines que l’Union européenne veut à tout prix expulser “ne sont rien en comparaison” remarque Mehari Taddele Maru).
Ceci dit, la capacité d’action des gouvernements africains est restreinte par celle que Maru, dans une analyse publiée en 2021, appelle une “asymétrie de pouvoir”, découlant de la nature postcoloniale des relations que l’Union européennes entretient avec de nombreux pays. En exportant en Afrique – y compris au travers de l’aide au développement – sa vision de la migration et des frontières axée sur le confinement sécuritaire, l’UE a saboté “plusieurs projets prometteurs que l’Union africaine, les pays africains et l’Europe étaient en train de développer autour de la migration”, dénonce Maru. “Avant La Valette, il y avait eu des avancées sur l’Institut africain pour les transferts de fonds, sur l’Initiative de la Commission de l’Union africaine contre la traite des êtres humains, sur la diaspora, sur les moyens de subsistance alternatifs pour les jeunes, ou même sur la gouvernance des frontières. Il y avait l’opportunité d’améliorer les capacités locales, au lieu de placer Frontex en Afrique. C’est ce que j’appelle la substitution des capacités : on ne renforce pas les capacités des institutions dans les pays africains, on les substitue.”
Pourtant, les domaines d’action sur lesquels se focaliser pour que tous – en Europe et en Afrique – sortent gagnants sont bien connus (et ont peu été soutenus par le FFU) : l’immigration légale, la libre circulation intra-africaine, les transferts de fonds par les migrants, le rôle des diasporas, la renforcement des institutions locales en Afrique. Au lieu de se laisser aveugler “par la peur d’une menace socioculturelle”, l’Europe devrait selon Maru aborder de manière rationnelle la question de la migration. Et elle devrait aussi sortir de ce que Thomas Spijkerboer appelle “le déni des liens humains et économiques très réels qui existent entre l’Europe et ses anciennes colonies”.
La vision de l’aide au développement devrait aussi changer. “Nous avons besoin d’un modèle de développement basé sur la solidarité”, affirme Sira Rego. “Nous traversons une crise écosociale mondiale dans laquelle soit nous nous sauvons tous, soit personne ne se sauve”. L’erreur, pour Udo Bullmann, serait de subordonner les politiques de développement aux priorités de la politique étrangère et aux “nouveaux paradigmes de politiques de défense” : “Seule une approche holistique au développement, une approche basée sur le développement humain, est réellement porteuse de sécurité à long terme. Les Européens doivent comprendre que nous sommes dans un nouveau contexte politique mondial, et que les politiques de développement – comme moyen horizontal de mettre en place de nouveaux partenariats durables – sont le principal vecteur de construction d’un avenir juste pour tous.”