A qui profite l’érosion du cash?
Lorsque a commencé à courir le bruit que les billets de banque pouvaient être vecteurs du coronavirus, les banques et les opérateurs de paiement électronique se sont frotté les mains. Mastercard, Visa ou encore les géants du web, à travers Google Pay ou Apple Pay y ont vu une occasion unique de convaincre les consommateurs de la nécessité de faire appel à leur technologie. Du jour au lendemain dans la plupart des pays européens, à la faveur d’une baisse des commissions sur les transactions, les commerçants ont autorisé des achats par carte pour des montants parfois inférieurs à un euro, tandis que les grandes surfaces incitaient les clients à régler leurs courses par paiement sans contact.
A qui profite l’érosion du cash?
Lorsque a commencé à courir le bruit que les billets de banque pouvaient être vecteurs du coronavirus, les banques et les opérateurs de paiement électronique se sont frotté les mains. Mastercard, Visa ou encore les géants du web, à travers Google Pay ou Apple Pay y ont vu une occasion unique de convaincre les consommateurs de la nécessité de faire appel à leur technologie. Du jour au lendemain dans la plupart des pays européens, à la faveur d’une baisse des commissions sur les transactions, les commerçants ont autorisé des achats par carte pour des montants parfois inférieurs à un euro, tandis que les grandes surfaces incitaient les clients à régler leurs courses par paiement sans contact.
Conséquence, un Français sur deux déclare payer davantage en carte sans contact depuis le déclenchement de la crise, selon une étude de la Banque centrale européenne (BCE) publiée en décembre 2020. Si les échanges en espèces ont repris entre les deux vagues de la pandémie, ils ont durablement diminué dans les transactions au quotidien, tout en restant une réserve de valeur.
De plus, à moyen terme, entre 2016 et 2019, on observait déjà un recul marqué du recours au liquide comme moyen de transaction : si les espèces restaient en 2019 le moyen de paiement majoritaire en volume (59 %), elles reculaient en valeur, passant de 28 % à 25 %, la France se plaçant parmi les pays européens qui utilisent le moins les espèces en valeur .
Les acteurs du changement
Payer par carte plutôt qu’en espèces n’est pas un geste anodin. Une telle pratique a des implications politiques, économiques et sociales. Les acteurs qui œuvrent à l’avènement d’une société sans liquide sont aussi nombreux que les intérêts qu’ils défendent. Parmi eux, on trouve les banques, qui y voient une opportunité de diminuer leurs coûts de gestion des espèces, ou les géants du web, qui cherchent à étendre leur activité économique, à travers le développement d’applications de paiement. De leur côté, les Etats peuvent également être intéressés.
Comme le souligne Yves Mersch, ex-membre du comité exécutif de la BCE, une partie de ces acteurs fait partie du « camp des FinTech », ces entreprises qui marient finance et technologie et désirent promouvoir leurs innovations ; d’autres appartiennent au « camp de l’ordre » et voient dans le développement des moyens de paiement dématérialisés une opportunité d’accroître leur contrôle sur la population.
De grands lobbies sont également de la partie, comme la Better Than Cash Alliance, un groupe de pression mondial dont le but est, officiellement, « d’accélérer la transition des paiements en espèces vers les paiements numériques, de réduire la pauvreté et de stimuler une croissance inclusive ». Parmi ses contributeurs, on retrouve la Fondation Bill et Melinda Gates, l’ONG Care, le gouvernement de la République dominicaine ou encore Visa. Il s’agit d’une alliance d’intérêts financiers et philanthropiques qui milite pour un abandon du liquide, y compris dans les pays en voie de développement.
Le débat ne se limite pas à l’Europe. Certaines instances internationales, telles que le G20 ou la Commission européenne, soutiennent elles aussi l’avènement d’une société au sein de laquelle les paiements en espèces demeureraient marginaux; ce au nom du progrès et de la concurrence face à la Chine ou aux Etats-Unis. De son côté, la BCE étudie la possibilité de développer un euro numérique, accompagné d’une technologie de paiement unifiée et qui pourrait être utilisé « en complément des espèces », selon les mots de sa présidente, Christine Lagarde.
Le glissement vers un abandon progressif du paiement en espèces n’est toutefois pas nouveau. Pour les laudateurs de cette tendances, l’usage des moyens électroniques de paiement permet de lutter contre le blanchiment d’argent, l’évasion fiscale, le terrorisme ou encore la pandémie de covid-19. Ces arguments sont néanmoins contestables. D’une part, il apparaît que l’argent liquide n’occupe qu’une place limitée dans les schémas de financement du terrorisme en Europe. D’autre part, le blanchiment d’argent à grande échelle passe davantage par l’ingénierie financière internationale que par le transit de valises remplies de petites coupures.
Comme le souligne Franz Seitz, professeur d’économie à la Weiden Business School (Allemagne), « la disparition du cash pénaliserait surtout les petits fraudeurs, tels que les commerçants indépendants ». Autre argument avancé par les anticashs : recourir principalement aux moyens de paiements dématérialisés permettrait de réaliser d’importantes économies, en se libérant du coûts de gestion des espèces – impression, transport, collecte ou encore vérification des billets. Les banques et les commerçants auraient donc beaucoup à y gagner.
C’est pourtant vite oublier que les moyens de paiement électroniques ne sont pas gratuits. Le commerçant doit louer un terminal et honorer une commission sur chaque transaction, tandis que le consommateur doit, lui aussi, s’acquitter de frais de transaction et d’une cotisation annuelle pour chacune de ses cartes. Autant de prélèvements qui, in fine, constituent une source de revenus considérable pour les opérateurs privés. Mastercard et Visa sont, rappelons-le, des sociétés particulièrement rentables.
Les défenseurs d’une société sans espèces ont encore d’autres arguments à faire valoir, évoquant le progrès, la facilité d’utilisation, voire même le sens de l’Histoire. Si certains pays, comme la Suède, ont quasiment abandonné l’utilisation des espèces (qui n’y représentent plus que 6 % des transactions), d’autres sont en revanche plus réticents. L’Allemagne par exemple, montre un grand attachement à l’épargne et au paiement en espèces, tandis que la Grèce et l’Italie l’apprécient, par défiance envers leur Etat.
En France, selon Marc Schwartz, PDG de la Monnaie de Paris et co-auteur d’une récente note sur le sujet pour le compte du think tank Terra Nova (1), le goût pour le paiement en espèces demeure bien ancré. M. Schwartz précise ainsi que « la valeur symbolique de la monnaie qui exprime l’appartenance à une communauté » joue en sa faveur.
Par ailleurs, comme le rappelle Guillaume Lepecq de CashEssentials (une initiative indépendante de réflexion autour du paiement en espèces), « la France a mis en place une législation protégeant le cash en même temps qu’elle l’a encadré, en limitant le plafond des retraits […] cela remonte à la guerre, avec pour argument la lutte contre le marché noir ».
Parallèlement, l’Hexagone a gardé une marge de manœuvre par rapport à Visa ou Mastercard, notamment sur la négociation du montant des commissions ou la protection des données privées de ses utilisateurs, par le biais du Groupement des Cartes bancaires, un groupement d’intérêt économique qui réunit la plupart des banques françaises.
Les défenseurs du liquide en position de faiblesse
Le comportement vis-à-vis des espèces demeure cependant une variable incertaine, comme le relève la note de Terra Nova, qui souligne le « grand paradoxe » de la crise sanitaire : si une partie des consommateurs a délaissé ou réduit son utilisation de l’argent liquide, l’intérêt des espèces comme valeur refuge, mobilisable au quotidien, s’est trouvé renforcé. Il est pourtant certain que la défense des transactions en liquide ne fait pas l’objet d’une stratégie coordonnée de la part des responsables politiques ou des ONG.
Plusieurs d’entre-elles, dont Oxfam, rappellent néanmoins l’importance des pièces et des billets pour les populations les plus vulnérables qui n’ont pas d’accès aux moyens de paiement électroniques. Ainsi, l’érosion du liquide en Suède a été le point de départ d’un mouvement de protestation connu sous le nom de Cash Uprising. Initié par un policier à la retraite, Bjorn Eriksson, cette initiative cherche à défendre les 1,2 million de Suédois qui n’ont pas accès aux cartes bancaires, en raison de leur pauvreté, de l’isolement de leur lieu de vie ou encore de leur âge. Ces voix dissidentes ont été entendues : en 2020, une loi disposant que tout citoyen suédois doit pouvoir bénéficier d’un service bancaire offrant un accès à l’argent liquide dans un rayon de 25 km autour de son domicile a été votée. Une victoire, certes, mais qui n’a pas enrayé le rouleau compresseur des transactions dématérialisées.
En France, ce glissement progressif a commencé à faire ses premières victimes. A la fin de l’année 2019, les demandeurs d’asile en possession d’une carte de paiement spécifique, appelée Ada, se sont soudain retrouvés privés d’accès au liquide – une situation condamnée en urgence par la Commission nationale consultative des droits de l’Homme. Il s’avérait par ailleurs difficile pour ces personnes de faire accepter leur carte, les commerçants dénonçant des commissions très élevées sur leur usage. Ces mouvements de défense de l’argent liquide demeurent cependant marginaux.
De son côté, le monde politique est peu mobilisé pour la défense des espèces. « Nous manquons d’une stratégie en faveur du cash de la part de nos politiciens », constate Ulrich Binnebössel, de la puissante Fédération du Commerce de détail en Allemagne, l’un des rares pays européens avec la Suède où le débat autour de l’argent liquide est à l’ordre du jour au parlement.
Benoît Piedallu, de La Quadrature du net (une association française de défense et de promotion des droits et libertés sur internet), déplore l’absence de débat en France sur la question, y compris au sein d’instances capables de défendre le droit des citoyens au respect de leurs données issues d’opérations financières – la Commission nationale de l’Informatique et des libertés par exemple. « Pourtant, rappelle-t-il, c’est la liberté de tous qui est en jeu. » : celle des plus vulnérables mais également celle de chaque citoyen : qui peut se prévaloir d’être en mesure de contrôler l’usage des données privées communiquées lors de transactions électroniques?
Que ce soit à l’échelle individuelle ou nationale, la dépendance à l’égard d’une technologie qui conditionne l’accès à l’argent est une fragilité majeure. La défense des paiements en espèces relève également de la responsabilité de chacun. « Le problème et le danger, c’est que l’être humain est paresseux : le paiement électronique est tellement commode… », sourit Matthias Dobbelaere-Welvaert, directeur de la fondation privée belge Ministry of Privacy, fondée en 2020. Dans son Discours de la Servitude volontaire, Etienne de la Boétie écrivait il y a cinq siècles que la « coutume » constitue la première raison de la servitude. Pour l’heure, rien n’empêche le citoyen français de payer en liquide plutôt que par carte, car aux yeux de la loi française, l’euro est la monnaie légale et il est interdit de la refuser.