Brexit : « L’Union européenne fait face à un dilemme qui l’affaiblit »
A deux mois de la fin de la période de transition, les négociations entre Londres et Bruxelles sur le Brexit s’enlisent. Aurélien Antoine, professeur de droit public à l’université de Saint-Etienne et directeur de l’Observatoire du Brexit, décrypte les enjeux des prochaines semaines.
Brexit : « L’Union européenne fait face à un dilemme qui l’affaiblit »
A deux mois de la fin de la période de transition, les négociations entre Londres et Bruxelles sur le Brexit s’enlisent. Aurélien Antoine, professeur de droit public à l’université de Saint-Etienne et directeur de l’Observatoire du Brexit, décrypte les enjeux des prochaines semaines.
Les principaux points de tension inhérents au Brexit, à savoir le maintien d’une libre circulation des personnes de part et d’autre de la Manche et le non-rétablissement d’une frontière entre les deux Irlande, ont été tranchés dans l’accord de retrait adopté sur le fil il y a un an . La période de transition, qui court jusqu’à la fin décembre, était censée régler tout le reste. Qu’est ce qui coince encore ?
Principalement trois aspects. En premier lieu, les deux parties n’arrivent pas à s’entendre sur les modalités d’une concurrence équitable. Le gouvernement britannique considère encore que l’Union européenne (UE) ne lui laisse pas les coudées assez franches pour que le Royaume-Uni retrouve sa souveraineté, avec par exemple une impossibilité de déterminer son propre régime juridique d’aides d’Etat.
Le Royaume-Uni réclame un accord sur le modèle du Ceta qui a été conclu par l’UE avec le Canada et prévoit un certain nombre de coopérations réglementaires, et donc in fine entérine une relation assez proche entre les deux zones. Sauf que les Britanniques réclament un accès davantage privilégié que le Canada au marché intérieur européen – avec zéro droit de douane notamment – ce que Bruxelles est en droit de refuser si Londres ne consent pas à un alignement réglementaire ambitieux à travers des standards sanitaires, environnementaux et sociaux harmonisés.
De l’autre côté, l’Union européenne considère toujours qu’elle peut maintenir le Royaume-Uni dans son orbite, en raison de son ancien statut d’Etat membre, et lui imposer un alignement réglementaire plus fort que pour d’autres pays partenaires. Or, dans l’esprit de Boris Johnson, et surtout de Dominic Cummings son conseiller spécial, la « Global Britain » libre-échangiste qu’ils veulent construire est un Etat comme un autre sans lien spécifique avec l’Union européenne. L’approche des négociations n’étant pas la même de chaque côté de la Manche, les deux parties ont du mal à dialoguer de manière constructive.
Le deuxième point d’achoppement, sur lequel l’UE a plus à perdre que le Royaume-Uni, c’est la pêche. Londres, qui cherche à reprendre le contrôle de ses eaux territoriales, a conclu récemment un accord avec la Norvège qui prévoit un accès mutuel des deux pays à leurs zones de pêche ainsi que la fixation de quotas qui seront revus chaque année. Elle plaide pour un accord de ce type avec l’Europe, ce que Bruxelles refuse.
Le dernier point de tension a trait aux questions de gouvernance, et plus particulièrement au rôle de la Cour de justice dans l’interprétation du futur accord et les modalités de l’alignement réglementaire. L’Union européenne souhaite que les décisions de la Cour s’imposent aussi à Londres, alors que le Royaume-Uni exclut toute immixtion de la Cour qui pourrait restreindre sa souveraineté normative.
L’adoption en cours par le parlement britannique d’une loi « sur le marché intérieur » à la mi-septembre semble avoir rompu la confiance entre les deux parties. En quoi consiste-t-elle exactement ?
Cette loi vise à laisser à l’appréciation du seul Royaume-Uni le régime à appliquer à l’Irlande du Nord. C’est une violation de l’accord de retrait conclu l’année dernière entre les deux parties, qui avaient justement trouvé, après de longs mois d’achoppement, une solution alternative pour éviter le retour d’une frontière entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande.
Or, le projet de loi qui autorise le gouvernement britannique à réglementer unilatéralement le commerce vers l’Irlande du Nord viole le Protocole sur l’Irlande annexé au traité de sortie. Celui-ci prévoit, en effet, une gouvernance conjointe avec l’UE sur ce sujet. Cette atteinte directe au droit international a clairement envenimé les relations avec l’Union européenne pour qui le respect du droit et du principe de bonne foi est fondamental.
N’y a-t-il pas d’autres secteurs que la pêche qui cristallisent des tensions, comme la finance par exemple ?
Les pêcheurs français ont plus à perdre que ceux de n’importe quel autre pays européen, c’est pour ça que cette question a plus de résonance chez nous . Finalement, la question financière se fait plus discrète, car on voit s’élaborer petit à petit des moyens de collaboration entre la City et les places financières européennes, qui pourraient permettre de surmonter le Brexit à moyen terme.
La dimension immatérielle des échanges financiers rend par ailleurs le secteur moins vulnérable, il me semble, que des secteurs industriels qui ont par exemple besoin dans leur processus de fabrication de faire circuler des pièces d’assemblage de part et d’autre de la Manche.
Qui a intérêt à une sortie de la période de transition sans accord ?
A court terme, l’impact d’un « no deal » [absence d’accord, NDLR] est négatif pour le Royaume-Uni, mais qui sait ce qu’il en sera dans une quinzaine d’années ? Le gouvernement britannique, qui a, il est vrai, une vision assez utopique du Brexit, table sur des premières années difficiles, mais pour atteindre une situation meilleure que dans l’UE à terme, grâce notamment à la conclusion de liens nouveaux avec les Etats-Unis ou la zone pacifique. Et si cette stratégie marchait ? C’est impossible à évaluer aujourd’hui.
Pour l’Europe, c’est tout à fait l’inverse. Au vu de la taille de son marché intérieur, elle a moins à perdre à court terme, même si elle subira des transformations importantes dans certains secteurs. Mais à moyen et long terme, si l’aventure solitaire du Royaume-Uni réussit, le Brexit pourrait avoir l’effet d’une bombe à retardement sur le plan politique, en donnant des idées aux Etats membres les moins europhiles.
Après une période de blocage complet, le Royaume-Uni a accepté que les négociations reprennent . Qui est en position de force pour la suite des discussions ?
Si le Royaume-Uni voulait vraiment conserver un lien étroit avec l’Union européenne, il aurait pu déjà céder sur un certain nombre de standards pour permettre une concurrence plus équitable. On voit que ce n’est absolument pas le cas.
L’UE, quant à elle, avait déjà cédé partiellement sur la question du filet de sécurité entre les deux Irlande pour préserver les accords de paix du Vendredi Saint. Elle ne veut donc pas donner l’impression de céder, même partiellement, aux exigences britanniques. Sauf que, comme la zone a été construite sur les bases d’un immense marché intérieur, Bruxelles a du mal à accepter de renoncer au marché britannique. Malgré la fermeté affichée, l’Union fait face à un dilemme qui l’affaiblit.
A la mauvaise foi dont fait preuve le gouvernement britannique et à la brutalité de son projet de loi sur le marché intérieur, l’Union européenne devrait peut-être assumer explicitement un risque de « no deal ». Ce n’est évidemment pas souhaitable du point de vue économique, mais que voulez-vous faire face à un partenaire qui ne respecte pas ses engagements ?
En attendant, on s’arc-boute sur le fait qu’on ne veut pas avoir un concurrent à nos portes, qui devienne, selon l’expression consacrée, un « Singapour-sur-Tamise » alors que l’on tolère déjà des paradis fiscaux au sein de l’UE. Comment, dans ces circonstances, demander à un Etat tiers d’être dans une démarche plus exigeante qu’avec certains Etats membres ?
Est-il encore possible qu’un accord soit conclu et qu’il entre en vigueur d’ici le 1er janvier 2021 ?
Cette perspective s’éloigne progressivement du fait d’un certain nombre d’obligations procédurales à respecter. Du côté britannique, il faudra légiférer pour transposer l’accord conclu dans son droit national. Les choses peuvent aller assez vite car l’accord de retrait ne prévoit pas de rôle substantiel pour le Parlement. C’est donc quelque chose qui peut être réglé en une quinzaine de jours.
Côté européen, ce sera beaucoup plus long. Le Conseil et le Parlement doivent donner leur accord ce qui peut, en principe, prendre du temps. Ensuite, le texte devra être ratifié par tous les Etats membres selon leurs arrangements constitutionnels qui peuvent contenir des procédures accélérées. Il faut compter plusieurs semaines, sans omettre d’éventuels recours devant la Cour de justice. Selon moi, il est donc encore possible de discuter jusqu’à la mi-novembre. A partir de là, il faudra s’inquiéter.
Si les deux parties étaient encore dans l’impasse à cette date, il est possible d’imaginer différentes solutions juridiques comme la mise en œuvre anticipée de certains dispositifs ou fixer une entrée en vigueur plus tardive au bénéfice de secteurs, ce qui reviendrait à prolonger la période de transition. Le droit fournit un certain nombre de solutions, mais il est peu probable que Boris Johnson jouera les prolongations.